On pourrait légitimement se demander pourquoi le client final est amené à demander autre chose que des résultats ! Il y a d'abord, comme nous y avons déjà fait allusion, un manque de planification. Beaucoup de choses se décident en amont, au niveau des maîtrises d'ouvrage ou des maîtrises d'œuvre, et tout à coup apparaît le besoin d'une compétence externe. Pas de dossier formalisé, sentiment d'urgence, les achats sont placés devant le fait accompli et il doivent fournir pour hier ! À ce manque de planification, s'ajoutent d'autres éléments :
- le sentiment d'être dépossédé si l'on sous-traite dans le cadre d'un dispositif ;
- l'impression de subir une concurrence déloyale ;
- la certitude que le besoin est insuffisamment structuré et formalisé, interdisant toute démarche forfaitaire (comme s'il n'existait que la régie et le forfait) ;
- la perception qu'un projet ou une mission (enfin) intéressante va échapper à l'informatique interne ;
- parfois un historique douloureux et un sentiment de non-maturité.
C'est ainsi que, jusqu'à une période récente, 90 % des contrats de prestations signés, en général directement par le demandeur final, se sont trouvés être des contrats de régie. C'était la solution facile : on pensait garder la maîtrise, et on n'était pas plus astreint à des résultats qu'en cas de déroulement interne de la mission. De plus, les contrats comportaient un clause de tacite reconduction et d'indexation. Le demandeur comme le fournisseur y trouvaient leur intérêt.
13.1 La remise en ordre par les directions des achats
L'arrivée des directions des achats dans le processus a permis de remettre de l'ordre. Elles se trouvaient face à une problématique qui ressemblait à de l'approvisionnement et connaissaient bien les méthodes d'optimisation :
- établissement d'une procédure d'agrément ;
- rédaction de contrats type d'une durée de trois mois, renouvelable par avenant ;
- élaboration d'une grille tarifaire avec nomenclature de profils ;
- appel d'offres systématique.
Leur seul problème était qu'elles ne connaissaient pas la structure de coût des prestataires (et ces derniers non plus d'ailleurs...). Quand, en 2001, elles ont commencé à recevoir les fournisseurs et à demander des baisses significatives de tarifs, les directions achats ont trouvé en face d'elle des commerciaux qui avaient rarement rencontré un acheteur. Quelle ne fut pas la surprise des directions achats en constatant qu'elles obtenaient quasiment sans discussion des baisses de 30 % demandées « presque au bluff » ! On connaît le résultat : faillites de SSII et de cabinets de conseil, licenciements massifs, restructuration, secteur malade pendant trois ans au point d'inquiéter plus d'un grand donneur d'ordres. Jusqu'où pouvait-on aller trop loin ?
13.2 Détail du processus d'appel à compétences
Lorsque le client final demande un « profil », l'acheteur envoie un appel à compétences (version régie de l'appel d'offres) à ses fournisseurs agréés. Ceux-ci le reçoivent en général par e-mail, plus rarement au travers d'un extranet ou d'une place de marché, et y répondent en indiquant un tarif associé à un ou plusieurs CV. Plusieurs paramètres sont alors à examiner :
- le taux de réponse ;
- la pertinence des réponses ;
- le prix si celui-ci n'est pas fixé d'avance dans le cadre d'une grille tarifaire.
Bien que généralement peu qualifié pour apprécier la pertinence des CV, l'acheteur effectue un premier tri au même titre qu'une assistante de recrutement dans un cabinet. Une sélection d'offres (quatre ou cinq) est alors transmise au demandeur qui va sélectionner deux profils et demander à les voir en entretien. L'entretien se déroule comme un entretien d'embauche à ceci près que le « profil » sélectionné est accompagné de son « commercial » qui en général connaît le demandeur et fait les présentations. Le client final notifie son choix à l'acheteur qui va décliner les offres non retenues et notifier son succès à l'heureux gagnant. Il n'y a en général pas de négociation si la SSII ou le cabinet sélectionné est déjà agréé et a signé un contrat cadre.
13.3 Le malentendu client final / achats
Comme nous l'avons déjà signalé, la période de remise en ordre des achats de délégation de compétences a été source de tension entre clients finaux et achats. Les DSI ont mal vécu ce qu'elles ont considéré comme une perte de pouvoir ; les clients finaux ont vu voler en éclat un tissu de relations qu'ils avaient patiemment constitué. De plus, plusieurs autres facteurs de tension sont apparus :
– Les contrats trimestriels ont enlevé une souplesse jugée nécessaire. En effet, le responsable interne du projet craint en permanence que ses ressources en régie ne soient mises à mal par les achats. Dès le début d'un trimestre, il s'efforce de négocier la reconduction du contrat pour le prochain trimestre, avec les soucis et l'énervement que cela suppose.
– Il devient facile de faire supporter aux achats l'échec d'un projet ou d'une mission en raison de profils moins adaptés que demandé.
– Les achats sous-estiment l'importance du CV et de l'entretien par rapport aux prix. À tort, ils considèrent un peu trop souvent qu'à profil équivalent les prestataires sont interchangeables.
Les règles du jeu ne sont définitivement pas les mêmes ! Le client final est jugé sur sa capacité à mener à bien les projets et les maintenances qui lui sont confiées dans les délais et les budgets : il sait d'expérience l'importance de la qualité de son équipe (de taille au demeurant limitée) pour l'atteinte de ces objectifs. L'acheteur traite des volumes au meilleur coût. À un prestataire qui met en avant la qualité du profil proposé et son adéquation aux besoins, il répond statistiques : compte tenu du nombre de mois-homme qu'il achète, la qualité est statistique et il aura son lot d'excellents, de moyens et d'erreurs. Il demeurera sourd au discours du prestataire dont en plus il ne peut juger de la pertinence.
13.4 La régie et le délit de marchandage
Lors de la rédaction des contrats de régie type interne au client, destinés à remplacer l'avalanche de contrats spécifiques émanant des prestataires, une difficulté inattendue est apparue. Elle est liée au prêt de main d'oeuvre illicite et au « délit de marchandage ». Souvent regroupés sous la dénomination « délit de marchandage », ces deux infractions sont en fait différentes :
- Le prêt de main d'œuvre illicite signifie simplement que les SSII n'ont pas le statut de société d'intérim. Si leur prestation sur une période longue se limite à « louer » du personnel, les limites de la loi sont franchies. L'article L.125-3 du Code du Travail précise :
« Toute opération à but lucratif ayant pour objet exclusif le prêt de main d'œuvre est interdite sous peine des sanctions prévues à l'article L.152-3 dès lors qu'elle n'est pas effectuée dans le cadre des dispositions du Livre Premier, Titre II, Chapitre IV du présent Code relatives au travail temporaire ».
- Le « délit de marchandage » est constaté lorsque le personnel assimilé à une entreprise ne bénéficie pas des mêmes avantages sociaux que le personnel de l'entreprise. L'article L.125-1 du Code du Travail indique : « Toute opération à but lucratif de fourniture de main d'œuvre qui a pour effet de causer un préjudice au salarié qu'elle concerne ou d'éluder l'application des dispositions de la loi, de règlement, ou de “convention ou accord collectif de travail”, ou “marchandage”, est interdite ». Ainsi, le « délit de marchandage » est une circonstance aggravante du prêt de main d'œuvre illicite.
– SANCTIONS PÉNALES
- Personnes Physiques :
L'article L.152-3 du Code du Travail prévoit une peine d'emprisonnement de deux ans et/ou une amende de 30 000 €.
- Personnes Morales :
L'article L.152-3-1 du Code du Travail prévoit une amende de 150 000 ¤, plus peines accessoires dont l'exclusion des marchés publics.
– SANCTIONS CIVILES
Nullité du contrat.
Cette affaire est sensible pour deux raisons :
– Le délit est pénal et concerne au premier chef le PDG du client.
– Vers 2002-2003, il n'existait quasiment aucune jurisprudence, les articles de loi en question ayant surtout été appliqués à des prestations de basse qualification (ménages, vigiles, etc.). D'autre part, les entreprises ont toujours trouvé, en faveur des salariés, des arrangements financiers à l'amiable afin de ne pas subir la contre-publicité d'un procès souvent perdu d'avance.
En décembre 2003, afin de mieux cerner le problème, WP-Conseil a organisé un colloque en partenariat avec le cabinet Lamy Lexel. Dans la réalité, le délit de marchandage a été invoqué par des intervenants ou des syndicats en période de difficulté du marché du travail, à partir de 2002. Des techniciens ou consultants en fin de mission après plusieurs années de présence chez le même client ont fait valoir qu'ils étaient assimilés au personnel de ce dernier. Le client était tenu de payer une indemnité de départ plus ou moins élevée à son vieil intervenant, voire de l'embaucher.
Face à ce problème, des organismes comme le Cigref auraient sans doute pu assurer la coordination. En fait, les services juridiques ont réagi en ordre dispersé, chaque grand compte y allant de son petit contrat. C'est ainsi que sont apparus des contrats « TANG » qui ressemblent à du forfait, qui ont le goût du forfait, mais qui dans la pratique sont des régies. La période d'intervention et le nombre de jours sont définis avec une telle précision que les congés imprévus ou les arrêts maladie des intervenants sont ingérables. Dans la pratique, on régularise lors de l'avenant suivant ! Ces contrats se révèlent des sacs de nœuds administratifs, que ce soit côté client ou côté fournisseur !
Pour être parfaitement légale, sur le plan du délit de marchandage, une prestation en régie devrait présenter les caractéristiques suivantes :
– Une réelle prestation intellectuelle fournie, définie contractuellement, et non pas une simple mise à disposition d'hommes/jours. Donc, attention aux régies de longue durée !
– Un prestataire disposant d'un savoir-faire, d'une technicité propre, de personnel qualifié que l'on ne retrouve pas dans l'activité normale du donneur d'ordre.
– Un personnel encadré par le prestataire, distingué des salariés du donneur d'ordre.
– Si la mission est longue, des rapports écrits périodiques, des états d'avancement, des préconisations... bref une vraie valeur ajoutée.
– Un prestataire qui conserve la responsabilité et la conduite de sa prestation.
– Une facturation par le prestataire non pas en jours / hommes, mais en quote-part d'avancement de mission.
– Une prestation (études, rapports, etc.) qui va devenir propriété de l'acheteur.
– Il faut bien comprendre que le déroulement pratique de la mission (les faits) est aussi important que la forme du contrat.
Témoignage
Sandrine Coutard, responsable achats système d'information, Cégétel
“Les menaces du prêt illicite de main d'œuvre et du délit de marchandage nous ont servi à améliorer nos pratiques d'achats de régie », confie Sandrine Coutard, responsable achats système d'information du groupe SFR-Cégétel. « Plusieurs facteurs font que ces infractions, dont les noms étaient encore ignorés il y a quelques années, sont devenus un risque réel », analyse Sandrine Coutard. D'abord, la crise de l'emploi a engagé les prestataires à mieux se renseigner sur leurs droits. Ensuite, la baisse des tarifs a parfois incité les fournisseurs à réduire les frais de suivi de leurs intervenants. Enfin, les pouvoirs publics ont visiblement décidé de s'intéresser à la question. Ainsi, Cégétel fait partie des quelques grandes entreprises qui ont eu droit à une visite de l'inspection du travail autour du fameux diptyque prêt illicite de main d'œuvre-délit de marchandage en matière de prestations intellectuelles. Avec plus de 1 000 prestataires en régie, la filiale télécoms du groupe Vivendi constitue un terrain incontestablement exposé.
« Nous nous sommes tournés vers les fournisseurs », raconte Sandrine Coutard. Ce qui est désiré, en premier lieu, est un meilleur encadrement des prestataires tout au long de la mission. « Nous souhaitons que le responsable hiérarchique côté fournisseur fasse des points réguliers avec son intervenant, et cela dans ses locaux, pas chez nous. » Sont également réclamés des rapports de fin de mission rigoureux. Sur un plan plus formel, la facture doit faire référence à une prestation, et non à un prestataire ; une facture libellée « prestataire X » au lieu de « prestation confiée actuellement à X » est tout bonnement rejetée. Dans les questionnaires de référencement, un volet social a été ajouté, en complément des traditionnels chapitres techniques, financiers et contractuels. Des indicateurs sur la formation, le taux de CDD, d'intérimaires, les litiges et les organes de représentation du personnel sont désormais requis. Ces indicateurs sont-ils fiables et exploitables ? « Notre démarche est novatrice (elle a d'ailleurs surpris quelques SSII), les paramètres ne sont pas encore forcément cohérents d'une société à l'autre, néanmoins l'idée est de faire savoir que nous voulons des fournisseurs socialement irréprochables », commente Sandrine Coutard. Dans le même ordre d'idée, si un fournisseur sous-traite sa prestation, le service achats de Cégétel désire non seulement en être informé, mais connaître l'identité de l'employeur, afin de pouvoir vérifier la qualité sociale de l'entreprise en question.
Parallèlement à ces efforts demandés aux fournisseurs, des règles plus rigoureuses ont été définies en interne. « En amont, explique Sandrine Coutard, nous demandons au client de mener une véritable réflexion sur la justification de son appel à un intervenant extérieur. » Les principales questions à poser sont : de quel complément d'expertise avons-nous besoin ? Un forfait ne serait-il pas mieux approprié ? Le besoin est-il exceptionnel ou récurrent ? « Idéalement, poursuit Sandrine Coutard, la régie ne doit être envisagée que pour des besoins ponctuels, non adaptés au forfait, et avec des fournisseurs qui apportent une réelle plus-value technique. » De plus, les dossiers de demande de régie doivent formellement décrire la prestation attendue, son intérêt technique. Dans la mesure du possible, sont précisés des livrables, ainsi qu'une date de fin.
Lancée depuis début 2002, cette politique bénéficie du soutien de la direction générale et du DSI. Sandrine Coutard, dont le service achats de prestations intellectuelles compte actuellement une douzaine de personnes *, partagées en deux entités sensiblement d'égale importance, régie et forfait, est membre du comité de direction Cégétel-SI.
Après divers séminaires et séances de formation, tant en interne qu'avec les fournisseurs, les « bonnes pratiques » semblent se répandre sans résistance. « Nous sommes victimes de notre succès, affirme la responsable achats système d'information. Les opérationnels, qui restent décideurs et maîtres de leurs choix, nous appellent pour les accompagner dans leurs projets. La proportion de fournisseurs référencés est de 90 %. Le taux de forfait est en augmentation, et le plan d'embauche a été révisé à la hausse en 2004. »
Le dispositif mis en place par Cégétel-SI est relayé auprès d'autres services achats du groupe SFR-Cégétel, notamment dans les domaines des télécoms et du conseil en organisation.
* Des acheteurs issus des SSII
Aux postes d'acheteurs de régie, Sandrine Coutard a jusqu'à présent recruté systématiquement des professionnels issus des fournisseurs, et notamment d'anciens commerciaux de SSII. « Ces profils, estime-t-elle, présentent de nombreux avantages : crédibilité auprès des opérationnels, excellente connaissance du marché, de la structure des coûts ; ils savent exactement ce qu'il est négociable, tout en restant raisonnables vis-à-vis de leurs ex-collègues. » Pour le forfait, ce sont, pour des raisons identiques, toujours des personnes issues du conseil ou de l'ingénierie qui sont choisies, mais plutôt d'anciens chefs de projet.
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